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2015
Retour sur la ville. Motilités et transformations urbaines

Qu’apporte la sociologie au-delà de la critique de l’approche technocratique de l’urbanité ?

Discussion de l’ouvrage de Vincent Kaufmann Retour sur la ville. Motilités et transformations urbaines, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, collection « Espace en société », 2014
Paul Sabourin

Notes de la rédaction

Le Grand résumé de l’ouvrage par son auteur est accessible à l’adresse : https://sociologies.revues.org/5121 et la discussion par Pierre Lannoy à l’adresse : https://sociologies.revues.org/5122

Texte intégral

1La mise en forme « Grand résumé » amène Vincent Kaufmann à situer son étude en opposition avec la sociologie urbaine « classique » en prenant appui sur l’originalité de son entrée par la mobilité dans les villes. Si en effet, aujourd’hui cette entrée apparaît originale, dans de ce qui demeure actualisé comme sociologie urbaine, cette situation s’avère un peu étonnante puisque le phénomène de l’urbanité a été déjà appréhendé par cette entrée « mobilité » dès la fondation de la sociologie urbaine française. Maurice Halbwachs n’a-t-il pas produit une thèse complémentaire qui fut publiée en 1928 intitulée La Population et les tracés de voies à Paris depuis cent ans où il tentait de décrire et d’expliquer la constitution de ces dispositifs sociaux de mobilité ? La référence est d’autant plus pertinente que l’entrée « mobilité » est ici opérationnalisée à travers « des données relatives à l’aménagement de l’espace et aux systèmes de transports ». Il s’agit là, pour moi, d’un écueil – l’absence de cumulativité critique des entrées sur l’urbanité. Absence que je n’attribue pas spécifiquement à cette étude, mais cumulativité qui me semble mieux à même d’éviter les trois écueils du champ identifié par l’auteur : les théories globalisantes floues, les théories déconnectées de la recherche empirique ou encore, si je comprends bien le point de vue de l’auteur, l’absence de prise en compte des déterminations et non pas des déterminismes des dispositifs sociaux. Les déterminations relèveraient des compatibilités et des incompatibilités mises en évidence par la description et l’analyse, compatibilités et incompatibilités entre les dispositifs de mobilités et les différentes pratiques sociales, à la différence de raisonnements sociologiques qui proposeraient une causalité entre l’existence de dispositifs et l’élaboration de pratiques de mobilité. Tout l’intérêt de cette étude me semble être de privilégier la première approche qui est à même de saisir des régularités, mais dont la forme est plus complexe et adéquate à l’observation des formes sociales.

2Or, bien que cette entrée en matière annonce d’une façon cohérente certains résultats, c’est-à-dire des résultats montrant les limites de la pensée technocratique qui associe dans un schéma de causalité un groupe social et un dispositif de mobilité, par ailleurs, l’auteur ne semble pas tenir compte de l’usage très variable du terme « théorie » dans les domaines intellectuels traitant de l’urbanité, usage qui rend compte des problèmes de « théorie » qu’il soulève. Si une philosophie sociale de l’urbanité peut facilement s’accommoder de propositions globalisantes floues à propos des pratiques et ainsi ne pas se préoccuper de permettre une mise à l’épreuve empirique réglée, cela s’avère conséquent avec la visée qu’elle se donne de venir fonder des interventions dans la ville pour faire advenir justement ce qui n’existe pas et qui demande dans une certaine mesure d’ignorer ce qui existe. En somme, dans ces savoirs orientés vers l’intervention, il ne s’agit pas ici tant d’une observation de la causalité entre dispositifs et groupes sociaux que de persuader dans ces discours d’une causalité à performer entre l’élaboration d’un dispositif de mobilité et des groupes sociaux voire des arrangements sociaux (la mixité) que l’on valorise. Est-ce que la sociologie n’a d’autres choix que de produire ce genre de « théorie » ou de se refuser à toute tentative, aussi modeste soit-elle, d’expliquer ? Quoiqu’il en soit, ma position à ce sujet à l’heure actuelle est que l’on ne peut ouvrir utilement la discussion sans préciser l’acception que l’on donne au travail théorique en sociologie comme en sciences sociales et dans les savoirs gestionnaires du social. En ce sens, je pense que l’auteur devrait recadrer son travail théorique.

3Par ailleurs, je conviens avec Vincent Kaufmann qu’il y a une phase heuristique de la recherche à la fois théorique et empirique, nécessaire à la découverte, qui assure une qualité de la démarche, mais renoncer à expliciter et à objectiver notre démarche (non pas au sens de neutralité, mais à celui de construire le social comme objet de connaissance dont les médiations sont explicitées) ne risque-t-il pas de confiner la sociologie à des propositions générales énoncées négativement : « Or un examen empirique un tant soit peu minutieux démontre que la croissance des flux et des potentiels de vitesses procurés par les systèmes de transport et de télécommunication ne sont pas des vecteurs unilatéraux d’indifférenciation spatiale et sociale » ?

4Ces résultats sont un acquis bien sûr suivant la multitude des savoirs d’interventions qui visent à redoubler l’action sociale, voire la préfabriquer littéralement. Sur le plan de la conceptualisation, la notion de mobilité, suivant sa polysémie dans la diversité de ses acceptions, n’apparaît pas satisfaisante à l’auteur. Le problème ne serait pas tant, comme l’affirme Vincent Kaufmann, celui de sa variation entre les disciplines –ce qui est habituel dans le cadre d’un point de vue construit par des savoirs savants et professionnels – que le fait qu’à l’intérieur même de ces savoirs, y compris la sociologie, la notion de mobilité demeure une notion plutôt qu’un concept parce que les variations sont tout aussi importantes, voire implicites aux usages différenciés du langage « labélisé » sous le terme « théorie » dans les discours.

5Le mérite de cette étude est de tenter d’expliciter les distinctions pour constituer un concept de mobilité sur la base des distinctions de changement social et de franchissement de l’espace. Son originalité est de vouloir ajouter à ces précisions théoriques la notion de motilité qui viserait le potentiel de mobilité et qui aurait comme vertu de « saisir » par l’intérieur des acteurs sociaux, le phénomène de la mobilité. L’ensemble de ce travail théorique donne lieu à la définition de trois dimensions : champs des possibles, intentionnalité et assemblage de lieux résultant de la mobilité. Des questions surgissent du fait de la juxtaposition de notions relatives à plusieurs langages théoriques dont l’articulation n’apparaît pas explicitement dans ce Grand résumé. La mobilité potentielle est-elle le fait des dispositifs de mobilité qui sont la médiation de rapports sociaux et de modèles de réussites d’une société et d’ingrédients contextuels ? Ou ces dispositifs ne sont-ils pas le résultat de plusieurs « sociétés » au sens de groupes sociaux « sédimentés » à travers le temps ? Les dispositifs de transport « proposent-ils » des modèles de réussites ou sont-ils compatibles avec la réalisation de ces modèles ? Pour ma part, il me semble qu’ici on nous parle de mise en valeur par les dispositifs suivant la conception facilitante de ceux-ci pour l’élaboration de certaines relations sociales plutôt que d’autres. La prise en compte par « l’intérieur » des acteurs sociaux de la mobilité dans l’étude se fait par l’appréhension du projet et de l’intentionnalité de mobilité qui vient sélectionner parmi les possibles des dispositifs. Au-delà d’une appréhension en termes de facteurs et de stratégies, il serait intéressant d’élargir la notion d’usage aux apprentissages sociaux de la mobilité. Apprentissages expérientiels comme ceux aussi préfabriqués par les médias et les publicités présentes jusque dans la trajectoire de mobilité pour orienter les expériences.

6L’éclairage donné par l’entrée mobilité par Vincent Kaufmann resitue les enjeux contemporains de l’urbanité en montrant par exemple que la mixité sociale s’y trouve relativisée selon la présence/absence que permet une grande mobilité de certaines populations se trouvant résidente éphémère d’un lieu. D’où, effectivement, le constat que les territoires sont de plus en plus hétérogènes : un rapport de plus en plus complexe entre les traces géographiques et les espaces sociaux est à découvrir. D’où, à rebours, l’inadéquation entre les politiques urbaines visant l’établissement de groupes sociaux précis et les faits sociaux que constate le chercheur. Or, le constat d’hétérogénéité, l’appel à des déterminants contextuels me semblent un écueil pour parler en fait de la diversité des pratiques sociales. Heureusement, l’auteur porte son regard sur le temps long qui nous fait revenir sur la « substance » du territoire. Il réinvestit le langage sociologique pour traiter des formes matérielles accumulées et élaborées socialement : reproduction, arrangements cognitifs, institutionnels, morphologiques locaux. Mais, plutôt que de montrer en quoi ces arrangements sont sociaux, c’est-à-dire sont des traces de différentes relations sociales à l’espace qui lient le matériel et l’idéel, l’auteur les envisage sous forme de facteurs intervenants dans des stratégies des acteurs de la mobilité. On pourrait voir plutôt dans cette mobilité qui change les rôles, les postures ou les positions sociales, les modalités diverses de l’individuation sociale contemporaine à problématiser de manières propres à des espaces sociaux et à des sociétés différentes.

7Ainsi se conclut le sens de la nouvelle notion de motilité proposée par Vincent Kaufmann en fonction de la construction d’un savoir de gestion publique de la ville, savoir de régulation plutôt que de description et d’explication de l’existence des pratiques qui ont comme statut soit d’être compatibles soit de résister astucieusement à la régulation. D’où la nécessité de la consultation itérative des groupes impliqués dans l’espace à aménager. À la lumière de ce Grand résumé, reste à mieux tenir compte de la régulation socioéconomique de la motilité aujourd’hui qui est le fait des intervenants du secteur privé avec les moyens souvent impressionnants dont ils disposent pour faire voir autrement le paysage, qu’il s’agisse des promoteurs immobiliers, des courtiers et des agences de voyages ou des consultants de toute sorte en marketing des déplacements.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Paul Sabourin, « Qu’apporte la sociologie au-delà de la critique de l’approche technocratique de l’urbanité ? »SociologieS [En ligne], Grands résumés, mis en ligne le 02 novembre 2015, consulté le 17 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/5124 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sociologies.5124

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Auteur

Paul Sabourin

Département de sociologie, Université de Montréal (Qc. Canada) - paul.sabourin@umontreal.ca

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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